Laplumeetlesmots

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Journaux d'hier...

 

 

 Extrait de Pays d'ailleurs...

(Cet extrait appartient exclusivement à l'auteur aux termes des articles L 111-1 et L 112-1 du Code de la propriété intellectuelle). 

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Une seule étagère m’intéresse, celle du bas, là où des journaux s’entassent avec des allures de tours de Pise. Devant l’amoncellement anarchique je suis embarrassée. Si je veux m’adonner au plaisir de les feuilleter je dois d’abord y mettre de l’ordre. Je vais avoir besoin de place. Le bureau croule sous la paperasse, impossible d’en ajouter. J’avise le tapis, il jouxte la bibliothèque, il fera l’affaire. Á croire que j’étais attendue. Le temps de m’asseoir et les piles s’effondrent dans un nuage de poussière.

Je fouille le tas, un peu déçue. Leur vieillesse n’a rien d’explosive, elle relate des faits qui n’ont plus rien à m’apprendre. Moi, ce que j’aimerais dénicher, ce sont des quotidiens beaucoup plus vieux, véritables révolution dans l’histoire de la presse[1], au titre commençant par « Petit » malgré leur taille démesurée. J’aspire à tomber nez à nez avec « Le Petit Journal », « La Petite Presse », « Le Petit Moniteur Universel. ». J’ai peur qu’une aïeule ou une bisaïeule n’ait eu la malencontreuse idée de s’en servir pour allumer son fourneau, frotter ses poêles ou bourrer ses sabots. Je râle, je grogne, je rouspète, je désespère, me promettant d’abandonner si le paquet que je viens de trouver ne contient rien d’intéressant. D’une main fébrile je défais la ficelle et je crie au miracle.

 

 Mon trésor s’éparpille en dizaine de journaux, tous de la famille des « Petit. ». Accaparée par les illustrations et les gravures révélatrices des curiosités et des idéologies de leur époque, captivée par les inventions et les faits divers illustrés d’une manière drolatique par les dessinateurs du moment, je me laisse engloutir dans les spirales du temps.

     

Je monte dans un tacot avec cet homme et sa passagère emmitouflés dans un manteau de fourrure, la tête couverte d’une cagoule et les yeux protégés par des lunettes. Je m’amuse à suivre la « petite reine », conduite avec grâce par une jeune femme moderne, arborant un pantalon qui dévoile  scandaleusement des bottines et des chevilles. Je vole dans un coucou en compagnie d’un aviateur casqué, aux grosses lunettes fixées sur l’horizon, le buste grossi par un blouson de cuir, l’écharpe flottant au vent. Je voyage à bord d’une locomotive au ventre chargé de pelletées de charbon, avec son chauffeur et son mécanicien au visage encrassé. J’assiste au milieu d’une foule admirative au départ d’un élégant paquebot transatlantique chargé de passagers, futures âmes divagant sur un océan de glace. Je me laisse porter au fil de l’eau sur une barque, grâce aux bras musclés d’un rameur à la poitrine sportive, moulée dans un maillot blanc, au canotier cachant des œillades coquines. Je suis dans cette foule qui s’enthousiasme pour les nouvelles techniques : l’électricité, le télégraphe sans fil, le téléphone, le cinématographe, le phonographe. Je refuse de la suivre quand elle crie au scandale devant les audaces d’artistes inconnus aux œuvres avant-gardistes. Je suis catastrophée quand elle menace de coups de canne et de parapluie des impressionnistes, des fauvistes et des cubistes qui révolutionnent la peinture ; quand son courroux éclate après des architectes qui osent employer du béton armé dans la construction de monuments. Et voilà qu’Alfred Jarry avec son Père Ubu les provoque, que Stravinsky avec son Oiseau de feu les fait siffler. Je suis avec cette même foule quand elle est en liesse et qu’elle ovationne les nouveaux héros : Louis Blériot pour sa traversée de la Manche ; Roland Garros pour celle de la Méditerranée ; Chavez pour sa survolée des Alpes. Avec elle je me passionne pour l’invention de Becquerel et ses rayons X ; pour celle de Pierre et Marie Curie et leurs recherches sur les structures de l’atome. Je m'enflamme pour les exploits des sportifs lors des premiers jeux olympiques. J’acclame encore Petit-Breton, le gagnant du Tour de France.

Je suis la Belle Epoque avec son Moulin rouge, où La Goulue, Jeanne Avril et Valentin le désossé dansent le « French Cancan » ; avec ses Folies Bergères et sa célèbre danseuse, Loïc Fuller ; avec son music-hall et sa chanteuse, Yvette Guilbert ; avec ses cabarets à Montmartre où Aristide Briand met à mal quelques grands de ce monde ; avec l’exposition universelle et cette tour si controversée, construite par un certain Eiffel ; avec ses grands magasins, son métro, ses tramways et ses gares. Mais il n’y a pas que place pour la frivolité et je me précipite sur les journaux pour lire avidement les feuilletons écrits par des écrivains plus ou moins controversés. Je suis également présente au procès du capitaine Dreyfus et aux combats opposant les dreyfusards et les antidreyfusards avec, en tête, Emile Zola et son « J’accuse ». Je lutte aussi au côté de ces femmes qui manifestent contre la société traditionnelle et suis nommée «pétroleuse » en France, « suffragette » en Angleterre. J’assiste aux affrontements violents lors de la séparation de l’Etat et de l’Eglise et à la lutte menée entre l’instruction laïque et l’enseignement religieux.

Je suis mythe de cette Belle Epoque, où l’illettrisme recule mais pas la misère pour les malheureux oubliés de cette expansion, où les quartiers miséreux font contrastes avec les palaces des quartiers riches. Encore mythe lorsqu’elle se voit entachée d’assassinats : le président Carnot ; l’impératrice Elisabeth d’Autriche ; le roi d’Italie Humbert 1er ; le roi et le prince héritier du Portugal. Toujours mythe avec ces grèves où les uns brandissent des drapeaux rouges, les autres des drapeaux noirs, et que sifflent les balles des soldats.

 

 

 

 

 Et déjà de terribles menaces montent des journaux jaunis, avec l’apparition de nouveaux canons à tir rapide ; d’explosifs appelés mélinite ; de sous-marins ; de journalistes qui racontent l’assassinat d’un archiduc ; d’hommes politiques et de militaires qui parlent d’un conflit inévitable. Mon esprit vacille en regardant les illustrations allégoriques et patriotiques. Il sait de combien de morts cette victoire sera faite et quelles en seront les conséquences dramatiques. Aussi n’est-il pas enthousiaste devant ces soldats au casque brillant, à la moustache soignée, au pantalon et à la vareuse bleue horizon. Quant à l’officier qui porte un uniforme impeccable, aux boutons lustrés et aux bottes bien cirées, croient-ils vraiment qu’une guerre puisse être propre. Et parmi les guerriers aux vêtements maculés de boue et de sang, où le dessinateur cache la peur mais pas les traits tirés ravagés par l’enfer, combien d’entre eux seront-ils à gronder de colère devant l’inefficacité de leurs chefs, qui les mèneront à la boucherie pour quelques mètres de terrain à peine gagnés, sitôt repris.

 

 [1] Le journal à la portée de toutes les bourses  « Le Petit Journal », à cinq centimes, créé par Moïse Polydore Millaud.

 

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11/06/2013
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